- Mai-Juin 2021
- Pandémie: premiers enseignements
- Marjolaine Goudreau
Le 50e anniversaire de notre système médical
Présidente de RÉCIFS, un regroupement de personnes qui exercent la profession d’intervenantes sociales au Québec.
Notre système de santé basé sur sa performance coûte de plus en plus cher aux contribuables et son accessibilité y est de plus en plus difficile. Et ce n’est pas faute d’avoir négligé d’investir dans le développement de son expertise médicale, pharmaceutique et technologique. Bien que les services sociaux soient intégrés au budget du système de santé, ils ont de toute évidence, au fil des réformes, été relayés loin derrière les préoccupations médicales qui, historiquement, ont toujours été dans les priorités étatiques.
Lorsque l’amélioration des services et soins de santé nécessite qu’ils soient mis sous la loupe de rapports d’enquêtes, de recommandations du vérificateur général et de drames dévoilés au grand public et que les plus vulnérables de notre société (aînés en perte d’autonomie, enfants de la DPJ, personnes souffrant de troubles de santé mentale, familles en situation de difficulté) se retrouvent privés de services en raison des sommes investies dans les secteurs de pointe, nous sommes en droit de contester les capacités de l’État à assumer son devoir.Le système de santé est en crise
L’État, employeur aux valeurs humaines prônant l’équité d’accès des services aux citoyens sous les principes de la justice sociale et du soutien social et communautaire, n’est plus. Avec ses 275 000 cadres et soignants responsables des services à la population et affectés au réseau de la santé (public ou conventionné), il souffrait de l’exode progressif de ses infirmières, psychologues et travailleurs sociaux bien avant la pandémie COVID-19. Il peinait à soutenir ses effectifs, à remplacer les congés et infligeait, à coup de lois spéciales et de décrets, des conditions insoutenables à ses employés, forçant à la résilience des bénéficiaires dont le passage dans le réseau est obligé. Même ses médecins choisissaient de quitter le système public malgré l’octroi d’importants frais de services médicaux et de santé au privé (aux frais des contribuables) et malgré la création de groupes de médecine familiale (GMF, propriétés de médecins omnipraticiens qui bénéficient de contributions financières et/ou d’octroi de ressources selon le nombre de patients inscrits) réservant leurs accès aux privilégiés inscrits sur leurs listes.
Notre système de santé peine plus que jamais à offrir les bons soins, au bon moment, par les bons intervenants, sans imposer aux citoyens la valse des référencements et des jeux de listes d’attentes pour l’obtention des services attendus. L’avènement de la carte soleil et de l’accès équitable des soins et service de santé à la population du Québec dans une volonté de répondre aux besoins des communautés est bel et bien une époque révolue.
L’économie aux dépens des services sociaux à la communauté
L’époque des Trente Glorieuses fut propice au développement des services de santé et services sociaux en réponse aux besoins des communautés. Les politiques de solidarité sociale et les approches préventives étaient mises de l’avant de concert avec les professionnels de la santé et les intervenants sociaux dans une conception dynamique de la médecine familiale qui passait par le déploiement des CLSC et dont les orientations souscrivaient aux valeurs de justice sociale l’implication citoyenne et la création d’alliances avec le communautaire.
L’État, rongé par ses intérêts économiques et sous la pression de ses principaux intéressés soucieux de préserver leurs acquis historiques, a sciemment choisi de prioriser les investissements financiers et la profitabilité de ses élites (privées et industrielles). Les services sociaux souscrivant aux modalités de l’approche communautaire durent céder à la segmentation des services de santé au nom de la rentabilisation et de la surspécialisation de ceux-ci. L’État, au lieu de diversifier ses stratégies et ressources au service de la communauté, choisit de centraliser et de spécialiser ses effectifs médicaux au détriment des programmes de prévention de la santé et de soutien à la communauté, et provoque l’effritement du filet social dans nos communautés.
Le désengagement de l’État
Transformant non seulement les fondements humains et professionnels des services de santé et des services sociaux par l’intégration et l’application de principes d’efficience industrielles et de production sous le mode lean (toyotisme), l’État, toujours par souci d’économie, choisit de sabrer dans les services sociaux à la communauté en y imposant de nouvelles normes et en y modifiant ses mécanismes de gestion et d’attribution de subventions. En réduisant les initiatives communautaires, en dénaturant les missions dédiées des organismes œuvrant au soutien et à l’accompagnement des besoins sociaux au cœur des communautés, l’État a, volontairement, subtilement et progressivement, choisi de démanteler les services sociaux et de se désengager du soutien accordé aux communautés pour transférer cette responsabilité aux élites du secteur privé (les fonds privés).
Le démantèlement du filet social des communautés imposera aux organismes communautaires privés de moyens de réduire ou de limiter leurs activités. L’État a modifié son approche sans tenir compte des difficultés socio-économiques, des besoins citoyens et des capacités réelles. Les points de services ont été fermés, les organismes communautaires ont été submergés, sans ajustement de budgets, sans ressources ni moyens adéquats. Faisant fi de l’évolution des besoins sociaux des plus vulnérables de la société, l’État ira même jusqu’à imposer aux organismes communautaires (autonomes et indépendants) des coupes budgétaires, des critères opérationnels et l’obligation de souscrire aux normes de reddition de comptes.
30 ans d’enquêtes, de réformes et de mesures imposées
Dans la période d’après-guerre, les mesures adoptées soutiennent la croissance et la prospérité économique. Les orientations de l’État visent à minimiser les investissements en soutien aux plus démunis et soutenir l’adoption de mesures sanitaires préventives en collaboration avec les organisations communautaires et les œuvres caritatives. La santé populationnelle est perçue comme essentielle au maintien de la force de productivité économique, au profit des élites (industrielles et privées).
Faute de résultats favorables, l’État choisit d’amorcer un long processus d’applications de mesures de contrôle et d’uniformisation des services de santé, des mesures sanitaires et des services offerts à la population. C’est donc sous l’initiative de l’État providence et par la migration des services de soins de santé qui y sont offerts aux travailleurs et à leurs familles ainsi qu’aux plus fortunés, que s’amorce l’histoire de notre système de santé public-privé. Les responsabilités financières et les coûts d’accès aux services médicaux de l’époque seront partagés entre l’État et l’industrie du privé (assurances et entreprises). Depuis le XIXe siècle, les comités d’experts et les médecins, élites professionnelles de nos sociétés, instaurent les balises applicables à la santé et ceux partageant les valeurs de dévouement et d’engagement envers la communauté se présentaient également comme partenaires influents de l’État en veillant à l’application de mécanismes de contrôle sanitaires.
La loi sur les hôpitaux votée en 1961 officialisera leur intégration dans les hautes instances en tant qu’acteurs biopolitiques (Foucault, 1974). La transformation de leur contribution aux services de la population sera de plus en plus liée au contrôle, à la régulation et à l’autorégulation de la santé de la population et aux services de l’État et des industriels. Des mesures de contrôle, des coupes de budgets et de multiples réformes se succéderont. La réforme Couillard (2005) et la réforme Barrette (2015) auront pour effet de transformer radicalement les structures de services de santé et de services sociaux de notre système de santé, notamment en abolissant l’autonomie des CLSC et en créant des mégaétablissements (CISSS, CIUSS) plus éloignés que jamais des intervenants et de la population et modifiant les modèles de gestion dans une vision hospitalo-centriste fortement hiérarchisée. Les centres de décision sont ainsi loin des besoins des communautés et sans implication citoyenne.
La nouvelle gestion publique
Portée par le néo-libéralisme au pouvoir, la nouvelle gestion publique sera imposée aux professionnels, intervenants et employés du système de santé ; tous devront faire plus avec moins. La philosophie du toyotisme sera implantée dans tout le système de santé et de services sociaux provoquant un dérapage technocratique et une lourdeur de procédures technico-administratives. La durée des interventions et des soins aux clients devient limitée (minutée), il y a augmentation du volume de prises en charge sans se soucier de la complexité et de l’intensification des demandes et sans tenir compte des conditions de vie, de la capacité réelle des bénéficiaires ou de la qualité des services rendus. Les charges de travail sont comptabilisées en nombre d’interventions, la portion administrative de suivis et de rapports d’expertise professionnelle devient presque intangible. Les actes professionnels sont soumis à l’instrumentalisation et à l’uniformisation des approches d’intervention sans égards aux profils des clients, au contexte biopsychosocial de ces derniers ou à celui de leurs familles. En sommes, les conditions de la nouvelle gestion publique et du toyotisme prédisposent à d’importants et d’inconciliables écarts entre ce qui sera attendu des gestionnaires, les besoins cliniques et sociaux des citoyens et les obligations professionnelles entourant le respect des normes déontologiques à considérer.
La négligence institutionnelle
En privant les professionnels des moyens et des conditions adéquates pour l’exercice des fonctions qui leur sont attribuées, les professionnels et intervenants de la santé sont soumis à une pression productive quotidienne et sont lésés dans l’exercice de leurs responsabilités professionnelles. Pire encore, ils sont progressivement privés de leur autonomie professionnelle et continuellement soumis aux ratios de production en dépit du manque de ressources. L’État est allé jusqu’à se déresponsabiliser en invoquant le manque d’organisation et d’efficacité de ses professionnels, ceux-ci étant pourtant tous membres d’ordres professionnels responsables de s’assurer d’exercer leurs pratiques et de servir les besoins de la population dans le respect des normes établies.
Les pressions exercées, l’usure des stress imposés à ses employés et les coupes de budgets et de services infligés n’auront finalement jamais résolu l’éternel problème d’accès aux services de santé et des listes d’attentes qui ne font que s’allonger. Les dirigeants de l’État ne reconnaîtront finalement jamais ni l’incidence des mesures abusives adoptées envers leurs employés, ni même les risques auxquels ils s’exposent. L’État continuera de décliner sa responsabilité, la transférant à ses professionnels tout en invoquant le droit de gestion de modifier les conditions de travail sans se soucier de la compatibilité des critères imposés avec les normes et obligations déontologiques de ses professionnels. L’État impose à ses employés des mesures allant à l’encontre des principes de gestions des ressources humaines et normes professionnelles dont il a sciemment négligé les balises par souci d’économie.
Le bilan
L’histoire de notre système de santé fait état d’une imposante dynamique de jeux de pouvoir dont la complexité interactive et évolutive implique les enjeux socio-économiques et les intérêts que se partagent les élites de notre société et les acteurs influents du monde des affaires, et ce depuis la création du système de santé. Une réforme majeure des services sociaux sanitaires est amorcée avec la publication du rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (commission Castonguay-Nepveu 1966-1972) et quatre lois d’importance seront adoptées par l’État, privilégiant une approche globale centrée sur les besoins populationnels des communautés et prônant les valeurs de justice et de développement social. L’offre de service et de soins de proximité mise sur le développement de stratégies communautaires, de développement de programmes et d’actions locales en réponse aux besoins identifiés par les citoyens dans les communautés. Les services sociaux y étaient une composante entière du système de santé (Prud’homme, 2011).
Si, historiquement, la santé était une valeur prioritaire au cœur de l’organisation préventive des soins de santé et des services sociaux, nous sommes forcés de constater que la priorité accordée à la santé des communautés et des valeurs sociales a progressivement été délaissée au profit de la centralisation hiérarchisée de la vision hospitalo-centrique de l’organisation du système de santé. Et que la croissance économique est la valeur priorisée aux dépens de la santé des citoyens. Malgré le perfectionnement de la surspécialisation médicale, de la professionnalisation et la segmentation des rôles, malgré la fierté de l’excellence et de la qualité des expertises professionnelles qui s’y sont développées, notre système de santé surspécialisé n’a pas fait le bon diagnostic de son modèle de gestion opérationnel. Il échoue à traiter au bon moment avec les bons intervenants, les besoins de santé. Avec les réformes Couillard (2005) et Barrette (2015), l’État perdra son sens humain par son approche « toyotisée à l’extrême ». Ainsi selon l’époque, l’évolution des mœurs et des cultures, les besoins sociaux et sanitaires des communautés sont grandement venus modifier les courants d’influences entre les élites, les acteurs et les intéressés.
Tout compte fait, les bénéfices des montants accordés par le ministère au développement des différents secteurs de la santé favorisent les intérêts des élites (médicales et industrielles). Ces investissements sont indisponibles au développement de la capacité collective de nos communautés et les privent de sources de financement nécessaires au maintien du flet social de nos communautés et de la force d’action des acteurs communautaires. Les travailleurs sociaux dédiés à l’accompagnement et au développement de l’autonomisation des forces citoyennes et impliqués dans la défense des droits des plus vulnérables de la société ont été relayés aux fonctions d’exécutants de l’état.
En conclusion
L’État dans sa quête de profitabilité prive les Québécoises de ses plus précieuses ressources (humaines, sociales et environnementales). Si les 50 dernières années ont été des plus riches en matière de déploiement de l’expertise en santé dans nos institutions (développement pharmaceutique, technologique et spécialisations médicales dans tous les secteurs), les 30 dernières auront été dévastatrices pour les services sociaux et le soutien de nos communautés dont les besoins ont été ignorés et négligés au détriment du filet social et des points d’attache des citoyens de nos communautés.
La pérennité du système de santé est menacée par le niveau d’investissement dans la rémunération médicale alors qu’à peu près tous les secteurs ont subi une baisse d’investissement. Et malheureusement, quand on regarde la situation financière des médecins, cet argent investi n’a pas amélioré l’accès aux soins à la population. (Damien Contandriopoulos, 2018).
En priorisant la profitabilité aux dépens de la santé, en réduisant les services dans plusieurs domaines et en détournant les fonds des contribuables destinés au soutien social et aux organismes communautaires vers le développement de GMF assurant la profitabilité des entreprises privées des médecins propriétaires, il nous semble évident que non seulement l’État entérine la vision hospitalière, médicale et curative : il en est même le plus grand complice.
La médicalisation des problèmes sociaux est un phénomène inquiétant. Un phénomène qui rapporte de gros sous aux industries pharmaceutiques et surtout qui fait rouler l’économie au grand bonheur de l’État. Cet état de fait, n’est pas sans lourdes conséquences et conduit à remettre en question le célèbre serment d’Hippocrate prononcé par tous les médecins (biopoliticiens ou pas) puisque ceux-ci semblent davantage partager le souci de rétablir la santé par le traitement de symptômes que de préserver ou de promouvoir la santé en soutenant les individus à recevoir les services sociaux pour leurs problèmes sociaux.