Trois voix pour l'indépendance de la Catalogne: Laura Borràs, Elisenda Peluzie et Artur Mas

Entrevues réalisées par Denis Monière en collaboration avec Consol Pararnau

Dans les nuits chaudes de Barcelone, les cafés et les bars débordent à la sortie des théâtres et des cinémas. La vie suit son cours normal, les gens sortent, se divertissent et profitent de leurs libertés. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser en déambulant dans les rues animées qu’en d’autres lieux lugubres des hommes et des femmes sont privés de ces mêmes libertés pour avoir défendu les droits de leurs concitoyens à choisir librement leur avenir politique. Paradoxe des régimes politiques qui se donnent les apparences de la démocratie pour mieux soumettre les peuples et réprimer les hommes et les femmes qui au nom de la liberté expriment une vision différente de l’avenir et contestent l’ordre établi.

C’est avec ces pensées que je traversais cette animation fébrile de la fin de soirée pour aller rejoindre mes amis catalans rencontrés au référendum de 2017 alors que j’agissais comme observateur international. Deux ans après les violences policières qui avaient confisqué le référendum gagnant du 1er octobre 2017, je voulais faire le point sur la crise politique ouverte par la déclaration unilatérale d’indépendance et l’emprisonnement des dirigeants politiques catalans.

En compagnie de mes guides, je me suis rendu dans l’arrière-pays où l’indépendantisme est largement majoritaire. La ville de Berga était pavoisée de banderoles dénonçant l’injustice qualifiée de « Fake justice » de l’État espagnol. Dans toutes les rues, on avait peint sur le macadam des rubans jaunes, symboles de solidarité envers les prisonniers politiques. Il y en avait aussi accrochés aux clôtures le long des routes. Nous avons croisé dans les cafés des militants qui parlaient français et qui étaient heureux de voir que les Québécois s’intéressaient à leur cause alors que l’Europe a fait l’autruche devant les exactions espagnoles. Nous nous sommes rendus dans un village niché encore plus haut dans les Pyrénées à quelques kilomètres de la frontière française. Là encore, les balcons et les édifices publics témoignaient du soutien populaire aux prisonniers politiques. En après-midi, nous avons pris le sentier des chèvres pour nous rendre sur un promontoire à mille mètres d’altitude où flottait le drapeau de la Catalogne. Au retour nous avons dû attendre la fin du match joué par le Barca pour rencontrer d’autres indépendantistes. Ils étaient tous collés au téléviseur du café. Le sport en Catalogne est une autre façon de manifester l’identité nationale. Depuis l’époque de Franco, chaque fois que le Barca joue à domicile les spectateurs, à chaque demie, précisément à 17 minutes et 14 secondes entonnent l’hymne national catalan en souvenir de 1714, année où ils ont été conquis par les Espagnols. Cela s’appelle avoir le sens de l’histoire et ne pas avoir peur de rappeler la source de l’oppression nationale.

En dépit de la terreur exercée par la police espagnole, les Catalans ont à deux reprises confirmé leur volonté de faire l’indépendance. Ils n’ont que leurs votes et les manifestations de rue pour résister au terrorisme de l’État espagnol. Aux élections catalanes imposées par Madrid le 21 décembre 2017, ils ont sanctionné l’emprisonnement de leurs leaders en réélisant une majorité de parlementaires indépendantistes et, aux élections espagnoles du 28 avril 2019, la majorité des électeurs de la Catalogne ont voté pour les partis indépendantistes et infligé une sévère défaite au Parti popular. Les procès politiques qui ont duré plusieurs mois ont aussi maintenu la tension politique et la mobilisation citoyenne.

Chaque manifestation sert à mobiliser le peuple contre le déni de démocratie pratiqué par l’Espagne. Ainsi, le défilé commémoratif du référendum du 1er octobre dénonçait les procès politiques et s’ouvrait par une immense banderole où on pouvait lire : « Notre sentence, c’est l’indépendance » en réponse aux condamnations qui tomberont dans les prochaines semaines. Des dizaines de milliers de personnes ont marché derrière ce slogan. La manifestation du 11 septembre, jour de la fête nationale, commémorant le début de la domination espagnole avait, quant à elle, rassemblé plus de 600 000 personnes.

Ces exemples montrent que tout un peuple est mobilisé pour combattre l’autoritarisme et la répression politique de l’État espagnol qui viole impunément les droits fondamentaux, ce qui est typique de l’oppression nationale. Dernièrement, appréhendant les réactions populaires aux condamnations des prisonniers politiques, l’État espagnol a mis en place une stratégie d’intimidation en procédant à des arrestations arbitraires de militants des Comités de défense de la République. La police espagnole a occupé aussi certains lieux comme l’Institut Pau. Si, dans le passé, la sanglante répression fasciste n’a pas vaincu la résistance des Catalans, on peut supposer que celle qui est en cours renforcera aussi la résilience de la nation catalane. Pour faire le point sur la situation du mouvement indépendantiste, nous avons rencontré trois responsables politiques indépendantistes qui témoignent du combat catalan.

Le transparlementarisme à la mode catalane

Entrevue avec Laura Borràs députée de Junts per Catalunya au parlement de Madrid

D.M. : Pour quelles raisons les partis indépendantistes catalans ont-il décidé de faire élire des candidats aux élections espagnoles ?

Cela peut paraître paradoxal. Avant de faire de la politique, j’avais décidé que je ne voterais jamais à une élection espagnole et pourtant je suis devenue candidate et j’ai été élue. C’est une contradiction terrible, mais c’est la situation exceptionnelle créée après le 1er octobre par les arrestations et la répression qui m’a fait changer d’avis. Nous avons réfléchi à la nécessité d’aller au cœur de l’État espagnol pour manifester notre revendication indépendantiste et de présenter des candidats et des candidates qui soient des personnes de première ligne pour mettre de la pression et montrer que nous sommes absolument déterminés à faire l’indépendance.

D.M. : Quel rôle jouez-vous comme députée indépendantiste dans le parlement espagnol ?

Maintenant, notre rôle est de dénoncer la répression. Par exemple, nous sommes sept députés indépendantistes, mais il y en a seulement quatre qui siègent, les autres étant en prison. Ils avaient le droit politique de se présenter aux élections, mais, une fois élus, l’État espagnol leur a volé leur droit en leur interdisant de sortir de prison pour venir siéger. Dans toutes nos activités parlementaires, nous témoignons de cette injustice, nous rappelons chaque fois que nous sommes sept élus, mais qu’il n’y en a que quatre qui peuvent siéger. Lorsque le Roi m’a convoquée au début de la session parlementaire comme il le fait avec tous les partis, j’ai répondu : non ce n’est pas moi qui dois y aller, c’est Jordi Sanchez notre chef parlementaire. Vous l’avez mis en prison, il ne devrait pas y être, mais c’est lui qui devrait aller rencontrer le Roi espagnol. Ils ont évidemment refusé de le sortir de prison. On a décidé de se rendre à cette convocation pour lui expliquer que dans son royaume, il y avait des prisonniers politiques.

D.M. : Lorsque vous intervenez en chambre, traitez-vous d’autres questions que la répression ? Est-ce que vous intervenez sur des enjeux sectoriels ou conjoncturels ?

Oui, nous abordons des sujets qui sont dans le programme politique normal comme le réchauffement climatique pour leur dire que nous Catalans avons un parlement qui a adopté des lois qui intéressent les Catalans, mais que l’État espagnol les bloque et nous empêche de les appliquer.

D.M. : Est-ce que vous parlez d’indépendance au parlement espagnol ?

J’en parle toujours. Dans chaque intervention que je fais, je rappelle toujours que notre objectif est de faire l’indépendance, qu’on veut partir de l’Espagne, qu’on ne veut pas rester dans un État qui n’a aucun respect pour la démocratie, pour la souveraineté du peuple et qui met nos dirigeants en prison, qui nous empêche aussi d’avoir les politiques dont on a besoin. Je fais toujours une liaison avec le besoin d’indépendance et je leur explique que c’est normal d’être indépendant. Nous utilisons nos sièges pour parler d’indépendance.

D.M. : Comment les députés qui siègent à Madrid sont-ils intégrés à la structure du parti Junts per Catalunya ?

C’est une question intéressante. Je n’avais jamais fait de politique avant le référendum du 1er octobre 2017. J’étais professeure d’université en littérature comparée. Le 1er octobre a changé ma vie. J’ai été élue le 21 décembre 2017 au parlement catalan. J’ai été appelée au gouvernement à titre de ministre de la culture en raison de mes compétences professionnelles. Par la suite, le président Puigdemont m’a demandé de me présenter aux élections espagnoles. Il voulait constituer une vaste coalition de tous les indépendantistes en faisant appel non seulement aux partis, mais aussi à des individus de la société civile. Il voulait élargir la structure des partis politiques et les ouvrir à des indépendantistes indépendants pour ainsi dire. Il voulait créer un espace politique différent qui dépasse les cadres partisans traditionnels. Il s’agissait de rassembler plusieurs trajectoires idéologiques différentes. Mais ce projet n’a pu voir le jour, car Esquerra republicana n’a pas voulu participer à cette coalition. On a donc créé Junts per Catalunya. Qu’est-ce que c’est Junts per Catalunya ? C’est un groupe parlementaire qui n’a pas de correspondance directe avec un parti politique, qui rassemble des individus qui sont indépendantistes qui peuvent être membres ou non d’un parti politique. Junts per Catalunya, ce sont trois groupes parlementaires : les députés à Madrid, les députés en Catalogne et aussi les députés européens.

D.M. : Quelles sont vos relations avec les députés qui siègent au parlement de Catalogne ? J’ai remarqué que notre entretien se déroule dans les bureaux du parlement catalan et que vous intervenez aussi dans les médias sur des débats qui ont lieu au parlement catalan ? Comment se fait cette collaboration ?

Ces échanges se font naturellement parce que moi j’ai siégé au parlement catalan et j’ai été ministre de la Culture. Je connais tout le monde ici et il y en a encore qui pensent que je suis toujours ministre.

On a des réunions de travail communes le mardi et on communique constamment par les médias sociaux. Tous les lundis, il y a aussi une réunion du comité de direction de Junts per Catalunya qui réunit C. Puidgdemont, Johaquim Torra, l’actuel président de la Catalogne et les directeurs des groupes parlementaires dont je fais partie.

D.M. : Dans quelle langue intervenez-vous au parlement espagnol ?

J’interviens dans la seule langue qui est autorisée : l’espagnol. L’Espagne prétend être un État plurilinguistique, mais on ne peut parler d’autre langue que l’espagnol. Dans toutes mes interventions, je place une phrase ou une citation en catalan suffisamment courte pour ne pas être interrompue par le président de l’assemblée.

D.M. : En terminant, je voudrais savoir quelle est la place des femmes dans les partis indépendantistes?

Je crois qu’au XXIe siècle, il n’y aura pas de transformation sociale et politique sans la participation des femmes. Ceci est particulièrement vrai pour le mouvement indépendantiste où les femmes ont joué un rôle important. Je pense en particulier à Carme Forcadell qui a été présidente du Parlement catalan et qui est maintenant en prison. Le Parlement catalan a adopté en 2015 une loi sur la parité. Comme vous le savez, nous avons un scrutin proportionnel de liste, les partis sont obligés de placer autant d’hommes que de femmes en têtes de liste de telle sorte qu’il y a actuellement 44,4 % des députés qui sont des femmes.

D.M. : je vous remercie d’avoir pris le temps de nous accorder cette entrevue vous qui êtes constamment en déplacement entre Madrid et Barcelone.

La société civile en action

Entrevue avec Elisenda Peluzie, professeure d’économie et présidente de l’Assemblée nationale catalane

D.M. : Quel a été le rôle de la société civile ou des organisations non partisanes dans la construction de l’identité catalane ? Pouvez-vous m’expliquer les origines de l’ANC, ses objectifs et ses moyens d’action ?

L’évolution de l’indépendantisme catalan est le fruit de l’action de la société civile. Même avant la fondation de l’Assemblée nationale catalane il y a eu la période du statut d’autonomie qui était sous le contrôle des partis politiques qui menaient les négociations avec l’Espagne où il y a eu des renonciations assez fortes. Ce statut d’autonomie a été soumis à un référendum et a été approuvé. À cette époque, il y avait déjà une partie de la société civile qui n’était pas d’accord avec ce statut. Ces gens ont même organisé une campagne pour le NON au référendum sur l’autonomie. Les groupes de la société civile commencent à s’organiser dans ce contexte. En 2009, il y a une série de référendums sur l’indépendance de la Catalogne qui sont organisés sur une base locale dans 554 municipalités. C’est une organisation populaire formée par des citoyens. En juillet 2010, le tribunal constitutionnel espagnol invalide le statut d’autonomie. Cette décision provoque l’organisation de manifestations en Catalogne et aussi à Bruxelles. C’est surtout Omnium Cultural qui initie cette mobilisation populaire. Les élections de 2010 sont remportées par Artur Mas, il y a des coupes budgétaires pour faire face à la crise. Tout semble en attente. L’Assemblée nationale catalane est alors créée sur la base des groupes de citoyens qui s’étaient mobilisés pour le référendum de 2009.

L’ANC se différencie d’Omnium Cultural qui ne faisait pas la promotion de l’indépendance. Elle n’était pas pour l’indépendance. Elle défendait la langue, la culture catalane. Ils ne voulaient pas se prononcer sur l’indépendance de façon explicite. L’ANC a été créée avec un objectif clair : faire l’indépendance, sans ambigüité par rapport à l’objectif de l’indépendance. Suite à l’immense succès de la manifestation que nous avons organisée en 2012 et qui a réuni un million cinq cent mille personnes qui ont défilé dans les rues de Barcelone, tout a changé, le programme politique a changé.

D.M. : Pourquoi avez-vous autant d’influence dans les municipalités qui semblent être votre fer de lance ?

Parce que dès le début nous avons misé sur une implantation territoriale décentralisée dans les villes et les petits villages. Nous regroupons les gens qui s’étaient impliqués dans l’organisation des référendums populaires. Ces embryons de structure ont par la suite rallié les personnes qui voulaient travailler à l’indépendance.

D.M. : Compte tenu de vos capacités de mobilisation et de vos ressources, est-ce que les partis politiques tentent de vous orienter de vous contrôler ?

Oui dès le début. Les partis ont tenté de nous noyauter. C’est difficile et compliqué.

D.M. : Est ce que vous avez des positions plus fermes sur l’indépendance que celles des partis qui cherchent des compromis pour élargir leur base électorale ?

Oui nous n’avons pas de contraintes électorales et c’est assez normal.

D.M. : Comment se fait la sélection des dirigeants de l’ANC ?

Nous avons plus de 40 000 membres qui votent d’abord pour choisir les 77 représentants du secrétariat et ceux-ci désignent ensuite la personne qui agira comme président ou présidente. Les statuts ont changé après 2015. Avant les mandats duraient un an et étaient renouvelables trois fois. Maintenant les mandats sont de deux ans et ne sont pas renouvelables. Il y a aussi une règle d’incompatibilité : un président de l’ANC ne peut être en même temps politicien. Il ou elle doit être indépendant des partis. On ne peut pas siéger au secrétariat et avoir un poste politique.

D.M. : Réaliser l’indépendance suppose que les partis indépendantistes se regroupent et collaborent. Est-ce que votre organisme joue un rôle de conciliation entre les partis politiques ? Est-ce que vous êtes actif dans la recherche d’unité entre les partis ?

Oui, c’est un des rôles que l’ANC a essayé de jouer depuis notre fondation en 2012. Disons qu’en ce moment c’est plus compliqué parce que ce rôle est souvent mal interprété ce qui pose des problèmes et génère des tensions internes. Lorsque nous défendons la culture unitaire et que cette position est aussi celle d’un autre parti indépendantiste, les autres partis indépendantistes ont tendance à nous associer ou à penser que nous sommes inféodées à ce parti, ce qui s’est produit avec Junts per Catalunya qui préconise des candidatures unitaires. Lorsqu’on fait pression pour les candidatures unitaires, on nous accuse de faire campagne pour ce parti. Comme on a des membres qui viennent des autres partis, cela crée des tensions. Lorsque la candidature unitaire ne se fait pas, on perd de la crédibilité et on montre qu’on n’est pas efficace. C’est une situation compliquée à gérer. En 2015, il y a eu des candidatures unitaires et Esquerra republicana s’est sentie obligée de jouer le jeu, elle s’est sentie forcée. Alors maintenant ils se méfient. Ils disent : « On a fait ça une fois on ne le refera pas ».

D.M. : Pourquoi refusent-ils ? Est-ce que parce qu’ils estiment que cela leur nuit électoralement ?

Chacun a ses arguments. Ils disent qu’on peut obtenir plus de votes pour l’indépendance en se présentant chacun de son côté avec ses candidats.

D.M. : Cette logique a échoué parce qu’Esquerra a refusé de jouer le jeu. Pourquoi ? Dans les prochaines semaines, il y aura des enjeux importants pour l’avenir des indépendantistes. Allez-vous affronter en ordre dispersé les condamnations ?

Je pense que lorsque la Cour suprême aura prononcé les sentences, il y aura unité d’action. L’action se manifestera avec des manifestations unitaires et la grève générale. Si le jugement sort lundi, le 14 octobre, il y aura des manifestations mercredi et jeudi avec grève vendredi et une autre grande manif unitaire le dimanche qui ne sera pas pour l’indépendance, mais visera à rallier les Catalans qui ne sont pas indépendantistes. 70 % des Catalans disent que c’est injuste de condamner des politiciens pour leurs opinions. Esquerra republicana et Omnium cultural veulent que les manifestations incluent les non-indépendantistes. Les partis sont en train de négocier une réaction institutionnelle du parlement de la Catalogne et préparent une résolution qui sera votée par le parlement.

Retour sur la feuille de route catalane

Entrevue avec Artur Mas, ancien président de la Generalitat de 2010 à 2015

D.M. : Pouvez-vous résumer brièvement votre itinéraire politique ? Comment êtes-vous devenu indépendantiste ?

J’ai commencé ma carrière politique comme conseiller municipal à la ville de Barcelone dans les années quatre-vingt alors qu’on se préparait pour les Jeux olympiques de 1992. Le maire de l’époque Pascal Maragal avait réussi à obtenir les Jeux olympiques et ne touchait plus terre. J’ai été dans l’opposition pendant huit ans. Après cela, je me suis engagé dans le gouvernement catalan à l’appel de Jordi Pujols et j’ai été ministre des Travaux publics et de l’Environnement, ensuite ministre de l’Économie et des Finances et finalement premier ministre dans le dernier mandat de Jordi Pujols.

En 2003, j’ai succédé à Jordi Pujols à titre de candidat à la présidence de la Generalitat. J’ai été candidat à ce poste cinq fois consécutives : 2003, 2006, 2009, 2012 et 2015. J’ai gagné les cinq élections en termes de votes, mais je n’ai gouverné que cinq années. Les deux premières fois, malgré que je sois arrivé en tête, il y a eu un accord des partis politiques pour désigner un autre candidat puisque c’est la majorité des députés au parlement qui désigne le président. En 2010, comme j’étais arrivé en tête avec un écart très significatif comparativement aux autres candidats, j’ai finalement été désigné comme président. En 2012, au moment où le mouvement indépendantiste connaissait une forte croissance dans l’opinion publique, j’ai été à nouveau candidat à la présidence et j’ai gagné les élections. En 2015, j’étais de nouveau candidat soutenu par une grande coalition des partis pour l’indépendance : Convergencia, Esquerra republicana, des candidats indépendants sauf la CUP qui est restée à l’extérieur de la coalition. Nous avons gagné les élections haut la main. Mais la CUP avait la clé pour le choix du président avec ses dix députés au parlement. Pendant trois mois, il y a eu de dures négociations qui furent très désagréables, finalement la CUP a décidé, pour des raisons de divergences idéologiques, de ne pas me donner son soutien pour l’investiture. Donc, en janvier 2016, j’ai mis un point final à ce parcours en renonçant à exercer la fonction de président pour ne pas nuire à l’unité du mouvement indépendantiste. J’ai proposé monsieur Puigdemont pour qu’il prenne la relève et il est ainsi devenu le 130e président de la Catalogne.

D.M. : Vous avez travaillé longtemps avec Monsieur Jordi Pujols qui était un nationaliste, mais pas nécessairement un indépendantiste…

C’est vrai, il ne l’était pas et moi non plus.

D.M. : Alors comment êtes-vous devenu indépendantiste ?

C’est très facile et très rapide de le raconter : beaucoup de personnes en Catalogne on fait le même cheminement. Nous étions des nationalistes catalans, nous avons toujours souhaité le maximum d’autogouvernement pour la Catalogne… sans limites, mais dans le cadre de l’État espagnol. Mais moi personnellement, j’ai négocié le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne avec le gouvernement socialiste espagnol. Quatre ans après, malgré le référendum contraignant, la cour constitutionnelle espagnole a invalidé les articles les plus importants du nouveau statut. Alors, comme beaucoup de Catalans, j’ai tiré la conclusion qu’il n’y avait pas de solution possible par la voie traditionnelle de la négociation et qu’il fallait changer de stratégie pour atteindre le même but c’est-à-dire pour que la Catalogne devienne un pays moderne, équilibré du point de vue social, dynamique du point de vue économique, pour défendre notre identité propre, pour garder notre langue catalane.

D.M. : Quand vous étiez président, vous avez amorcé la feuille de route, la mise en marche du processus d’accession à l’indépendance. Pouvez-vous m’expliquer comment s’est élaborée cette vision, cette démarche ?

La réalité est qu’en 2012 il y a eu de grandes manifestations avec plus d’un million de personnes certains ont même avancé le chiffre de deux millions de personnes qui exigeaient qu’il y ait un changement de notre orientation stratégique, de notre feuille de route pour l’avenir politique du pays. Ils demandaient le référendum, le droit à l’autodétermination, ils demandaient déjà même l’indépendance.

C’est le fait singulier et remarquable ; ce ne sont pas les partis qui ont poussé la revendication indépendantiste, ce sont des citoyens auto-organisés à travers des associations comme l’Assemblée nationale catalane et Omnium cultural qui se sont mobilisés pour dire aux dirigeants du pays, aux partis politiques et a moi-même finalement : Écoutez-nous, il faut modifier notre feuille de route. Il faut travailler sérieusement pour le droit de décider notre avenir politique par l’accession à l’indépendance. C’est ce que les Anglais appellent un grassroot mouvement. C’était un mouvement qui partait de la base. Nous avions une alternative : ou bien on leur disait que cette voie était tellement difficile et qu’il fallait éviter de nous mettre dans une situation aussi complexe ou bien il fallait suivre le peuple. Nous avons écouté ce qui se passait dans la rue.

D.M. : Pensez-vous que vous aviez raison d’hésiter ?

Oui, j’avais raison d’hésiter, mais la décision à prendre était claire. Il fallait non seulement écouter, mais aussi démontrer que les leaders dans un moment aussi historique étaient capables de prendre des risques et d’avancer même si la situation était difficile.

D.M. : Vous avez réussi l’unité en 2015 et aujourd’hui, on constate que les partis n’arrivent pas à s’entendre sur des candidatures unitaires. Pourquoi y a-t-il ce refus d’une stratégie commune au moment où l’Espagne s’apprête à sortir son rouleau compresseur ?

Je crois que cela s’explique par la condition humaine et que lorsque vous l’appliquez à la politique c’est encore pire. Il y a un enjeu majeur, mais tout le monde ne le voit pas de la même façon. Il y a la rivalité, l’envie, la jalousie, les conflits de personnalités, etc. C’est malheureux, c’est triste, mais c’est comme ça. Malgré cela, on avance parce que n’oubliez pas que nous avons fait deux consultations directes en Catalogne contre l’État espagnol en novembre 2014 et le 1er octobre 2017, et il y a eu aussi deux élections au parlement avec des taux de participation très élevés de 75 et de 80 % et ces élections ont été remportées par les partis indépendantistes. C’est quelque chose que nous avons réussi à faire et qui était inimaginable, il y a seulement 7 ans.

D.M. : Personne n’a de boule de cristal et on ne peut pas prévoir ce qui va se passer dans les prochaines semaines, mais est-ce qu’il n’y a pas un effet de démobilisation si la lutte dure trop longtemps ? Autrement dit, le gouvernement espagnol ne mise-t-il pas sur la fatigue politique du peuple catalan ?

C’est réel, mais en même temps l’État espagnol nous aide à mobiliser par sa politique répressive. Nous sommes à la vielle de la divulgation par la Cour suprême espagnole des sentences à l’endroit des prisonniers politiques. L’État espagnol nous donne toujours des raisons pour cimenter la cohésion nationale. Je mise plus sur notre capacité d’initiative que sur les erreurs des autres.

D.M. : Quel scénario avez-vous envisagé pour sortir de la crise politique parce qu’une société aussi moderne et développée que la Catalogne ne peut s’enfoncer éternellement dans une crise permanente ?

Pour qu’on puisse sortir de la crise, il faudrait qu’il y ait une attitude positive et unitaire des indépendantistes catalans et aussi un interlocuteur sérieux et crédible à Madrid. La première condition est réalisable, mais pas la deuxième malheureusement. J’ai le sentiment qu’on va continuer dans ce climat de tension et que si l’appui à l’indépendance s’intensifie dans l’avenir et rallie une majorité, nous atteindrons l’objectif final. Cela veut dire qu’il faut convaincre ceux qui ne sont pas encore pour l’indépendance.

D.M. : Le président Puigdemont dans sa stratégie compte beaucoup sur un appui ou une intervention de l’Europe, qu’en pensez-vous ?

Je ne crois pas beaucoup à cette stratégie parce que les États européens privilégient plus leurs intérêts que les principes dans leurs décisions, c’est comme ça malheureusement, on n’y peut rien, c’est la réalité. Ils font le calcul des bénéfices et des coûts. Appuyer le processus d’indépendance de la Catalogne représente des coûts supérieurs aux bénéfices, donc ils ne le feront pas. Mais si par l’Europe on entend les citoyens, le peuple, les journalistes, les universitaires et les députés individuels alors c’est différent, nous avons des appuis. Nous avons eu l’appui par exemple de sénateurs français.

D.M. : Une dernière question : Envisagez-vous de faire un retour en politique un jour ?

Honnêtement, je ne sais pas. Je n’ai pas la même motivation que j’avais il y a quelques années. Mais j’ai le même sens des responsabilités, le même engagement qu’auparavant. Mon désir serait que la personne qui puisse nous conduire à l’indépendance soit une personne plus jeune et surtout une personne qui ait un sac à dos moins lourd que le mien. Ce n’est pas une question d’âge, c’est surtout les rapports que j’ai eus dans le passé avec les partis politiques alors que j’étais au pouvoir. S’il n’y a personne qui accepte le fardeau de la direction, il est possible que je fasse un retour, mais, ce n’est pas mon désir.

D.M. : Merci d’avoir accepté de me rencontrer.

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