Automne 2017 - Naviguer dans l'archipel
Il y a des livres qui ne s’imposent comme des évidences que lorsque leur parution fait voir l’immense vide qu’ils viennent combler. On ne s’explique dès lors guère pourquoi ils n’ont pas paru plus tôt, pourquoi le besoin qu’ils comblent n’a-t-il pas été senti plus vivement. Tel est le cas de Bibliothèques québécoises remarquables. C’est Claude Corbo qui en a eu l’idée et qui, avec le concours de Sophie Montreuil et Isabelle Crevier a pu mobiliser toute une brochette de collaborateurs pour donner forme et faire voir un ensemble jusqu’ici insoupçonné de notre patrimoine documentaire.
Soutenu par Bibliothèque et Archives nationales et salué par la Table permanente de concertation des bibliothèques québécoises, ce livre constitue un événement majeur dans l’histoire culturelle du Québec. Ce qu’il donne à voir et à penser, ce qu’il fait bouger dans le foisonnement de ce qu’il présente et déploie, tout cela était certes déjà là, mais c’est dans une autre dimension que cet ouvrage nécessaire propulse l’intérêt qui l’a fait naître. Les auteurs nous offrent un véritable bonheur d’expression en affirmant que « ces bibliothèques forment un tissu ou, pour mieux dire, un archipel culturel essentiel ». Chacune à sa manière participe toujours aux grandes missions de conservation, d’accessibilité et de partage du savoir dans toutes ses extensions. Mais ce que fait voir la belle image de l’archipel, c’est l’idée d’un ensemble sur lequel peuvent se dessiner des millions de parcours.
Ce que fait voir cet ouvrage, c’est un horizon extraordinaire de possibilités pour tirer profit de ce qui est déjà là pour aller ailleurs et plus loin. Le projet fait émerger une conscience nouvelle de la richesse du patrimoine documentaire du Québec. Présentées dans une telle forme et un tel ordre, ces bibliothèques remarquables font découvrir, à un public certainement plus large et plus diversifié que celui que chacune d’elle mobilise, des collections, des trésors documentaires et des aventures d’érudition qui méritaient une plus grande visibilité. L’ouvrage ravira les bibliophiles et les bibliothécaires, certes, mais il comblera également l’appétit de découverte et la curiosité du plus grand nombre. Surtout, il fera voir d’un autre œil le parcours culturel qu’ont suivi le monde institutionnel et celui de la culture savante en ce pays.
Présentant dans une première partie ce que les auteurs appellent les « bibliothèques fondatrices » l’ouvrage dresse un portrait aussi fascinant qu’émouvant des premiers jalons de l’aventure du livre sur nos terres. Plusieurs seront surpris d’apprendre que la plus ancienne bibliothèque d’Amérique du Nord est celle du Collège des Jésuites, comme ils auront une synthèse remarquable des réalisations et du rôle qu’auront joué les Sulpiciens dans l’établissement des fondements culturels de Montréal, de la Nouvelle-France et dans le prolongement jusqu’à nos jours de leur influence. D’autres verront d’un œil nouveau le rôle des séminaires comme celui de Nicolet et de Saint-Hyacinthe non seulement dans le monde de l’enseignement, mais aussi dans l’histoire du livre. On peut découvrir la richesse du ` et de la tradition communautaire anglophone qui ont donné des initiatives inédites et suscité la création des bibliothèques de Westmount ou de Knowlton. L’histoire quasi rocambolesque de la Bibliothèque municipale de Montréal mérite d’être méditée. Celle de la Grande Bibliothèque est une véritable source d’inspiration, un témoignage vivant de confiance en l’avenir et dans la puissance créatrice des institutions culturelles.
La seconde partie porte sur un ensemble d’autres institutions qui méritent d’être mieux connues et appréciées. Les lecteurs n’auront aucun mal à souscrire à l’avis des auteurs qui les ont sélectionnées en fonction de critères qu’ils prennent la peine d’expliciter en introduction. D’autres choix auraient été possibles, reconnaissent-ils, mais ils assument ceux qu’ils ont faits. Qui pourrait leur reprocher d’avoir sélectionné la bibliothèque du Centre canadien d’architecture, une institution qui se démarque à l’échelle internationale ? Qui ne sera pas étonné de découvrir la bibliothèque de la danse Vincent-Warren ou le caractère innovateur de la bibliothèque dématérialisée des Classiques des sciences sociales ?
La matière abonde, le lecteur n’aura que l’embarras du choix. Il pourra faire son parcours dans l’ordre qu’il souhaite, au gré de sa curiosité. Les textes décrivent de manière synthétique et selon un même plan repris dans chaque présentation, l’histoire de la naissance des institutions, le rôle des figures éminentes qui les ont bâties, le contenu des collections, les pièces maîtresses qui méritent d’être mieux connues, etc. Rédigés par des experts, artisans et connaisseurs qui transmettent bien l’amour et l’admiration qu’ils portent à ces bibliothèques qu’ils veulent mieux faire connaître, les textes, à quelques exceptions près, évitent le discours strictement promotionnel. Quelques pistes bibliographiques sont mentionnées pour prolonger le plaisir et approfondir l’intérêt.
Certes, on pourra déplorer ici et là quelques lacunes critiques. Tel est le cas, par exemple, du traitement accordé à la naissance de la Grande Bibliothèque et à la polémique qu’elle a suscitée. Un retour plus étoffé sur les événements aurait permis de mieux faire voir et comprendre que la méfiance et le doute n’étaient nullement justifiés puisqu’ils ont été démentis par l’immense succès qui continue de s’affirmer. Il aurait aussi permis de prendre la mesure de ce que le manque de confiance en soi aura coûté à long terme : nulle mention n’est faite du renoncement à réaliser intégralement les plans originaux et en privant le bâtiment du revêtement prévu qui en aurait fait une véritable signature dans le paysage montréalais. On aurait aimé également que soient mieux mis en évidence le lancinant problème du financement des institutions et celui encore plus pressant de la place plus grande qu’elles devraient tenir dans une politique du livre et de la lecture.
Cela dit, tout l’intérêt et la pertinence de cet ouvrage tiennent précisément dans le potentiel qu’il révèle et à l’injonction implicite qu’il nous fait de mieux faire et de faire davantage pour profiter de ce trésor culturel. Cet ouvrage nous apporte une matière exceptionnelle pour imaginer les parcours culturels que sa meilleure mise en valeur offrirait à une politique culturelle dont les échéances viennent à nouveau d’être bousculées par l’actualité politicienne.
Bibliothèques québécoises remarquables fait voir un archipel qui donne le goût et les moyens de naviguer. C’est une invitation qui s’adresse à tous autant que nous sommes. Pareilles institutions suffisent à nous convaincre qu’elles peuvent aussi contribuer à ce que nous pourrions devenir.
Claude Corbo avec Sophie Montreuil et Isabelle Crevier
Bibliothèques québécoises remarquables
Montréal, Del Busso Éditeur, 2017, 350 pages