- Numéros publiés en 2017
- Octobre 2017
- Simon-Pierre Savard-Tremblay
La dictature de l’investisseur-roi
Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle sous un apparat apolitique. Plus que le seul pouvoir hégémonique des grandes entreprises, le libre-échange est aussi le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné à un périmètre de moins en moins étendu, les gouvernants étant alors tenus de gérer et d’administrer à l’intérieur d’un cadre prédéfini, et pouvant aller dans une seule direction1. Le culte de l’expertise fait appel à une prétention scientifique en guise d’argument d’autorité, justifiant son congé d’une participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce, et même à l’affrontement, entre le savant et le politique2. Nos sociétés seraient à diriger par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, et comme si l’avenir des collectivités pouvait être déterminé par des robots et des algorithmes. La culture du secret le plus total dans laquelle se déroulent les négociations autour des traités de libre-échange est un syndrome éloquent de cette expertocratie cherchant au maximum à ce que les experts discutent entre eux et que le débat politique n’interfère pas avec la cour des grandes certitudes. Les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », l’affaire étant classée, mais uniquement du « comment ». La classe politique est si unanime – les déclarations intempestives contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute vouée à remettre, clés en main, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.
L’« expert » mobilisé n’est cependant pas que l’économiste, soit celui qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient également une position sociale prépondérante dans le régime. Qui n’a pas entendu, au Canada, l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions, normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux ? Le libre-échange est lui aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.
En lisant ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage juridique inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques. Généralement écrits dans la seule langue de l’Empire, les conflits nécessitant qu’on les interprète sont d’autant plus difficiles à trancher que des efforts de traduction sont exigés. Certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont très fréquemment un ensemble de bons sentiments, sans exigences concrètes. S’y astreindre équivaut à la signature, par l’Arabie saoudite, d’un accord sur les droits de la personne. D’autres sont, en revanche, extrêmement contraignants, comme ceux qui touchent à la protection des investissements.
C’est ici qu’arrive le concept d’« arbitrage investisseur-État ». L’idée est de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre.
En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI permettait, en bon traité de dernière génération, de remettre en question la souveraineté nationale en menaçant de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement3. Mais l’AMI permettait aussi à l’« investisseur » de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquent le « protectionnisme ». L’État pouvait aussi être tenu pour responsable par l’entreprise pour toute pratique nuisant à l’activité de cette dernière. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère totalement flou de cette prescription ouvrait la porte à des abus de tout genre. On pouvait dès lors pousser un grand soupir de soulagement lors de l’enterrement de l’AMI qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne fallait malheureusement pas se réjouir trop vite. Cette véritable loi des transnationales au détriment de celle des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.
Le chapitre 11 de l’ALÉNA, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État si celui-ci en venait à avoir l’idée grotesque de vouloir défendre son peuple. L’article 1110 le prévoit noir sur blanc :
Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement.
Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Est-ce à dire que tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés peut être visé par une telle disposition ? Cela inclut-il toute mesure sanitaire ou environnementale ? La porte au démantèlement des politiques nationales est grande ouverte. Il est ainsi devenu de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions de bien commun liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions des travailleurs ou à la santé publique si telle ou telle compagnie transnationale se croit lésée.
Le terme d’« investisseur » relève lui-même d’une vision hautement financière de l’économie, où « investir » peut ne signifier qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet tant que des actions sont achetées. L’OCDE définit l’investissement direct comme
[…] un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un « intérêt durable » est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10 % des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances4.
Les litiges sont généralement longs et par conséquent très lucratifs, et les firmes d’avocats s’en lèchent les doigts. Non seulement décideront-elles, devant les tribunaux, de l’avenir du monde, mais cela rapportera beaucoup. Un document des organisations non gouvernementales Corporate Europe Observatory et Transnational Institute a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans de longs et complexes litiges5. Et le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements ont été conclus dans le monde6. Il faut noter au passage que le Partenariat transpacifique (PTP), rapidement éliminé par le président Trump après son assermentation, proposait de pousser à un nouveau niveau le mode d’arbitrage. Le PTP mettait sur pied un système d’arbitrage privé où il était impossible d’en appeler, et où, sur les trois arbitres, un était choisi directement par la compagnie poursuivante, l’autre nécessitait le consentement de celle-ci, tandis que le troisième était nommé par l’État poursuivi. Deux personnes sur trois auraient aussi aisément pu infirmer une décision gouvernementale.
J’ai dressé une petite liste d’exemples de poursuites subies par les États. Toutes ne sont pas causées par l’ALÉNA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Cela dit, si l’ALÉNA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme, celui-ci a été recopié dans presque tous les traités de « libre-échange ». Cette liste est bien entendu extrêmement loin d’être exhaustive (il y a présentement des centaines de poursuites en cours), mais les exemples demeurent très parlants :
1997 : le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif à carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien pour lui arracher des excuses... et des millions de dollars.
1998 : S.D. Myers inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC. Les BPC sont des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique qui sont extrêmement toxiques.
2004 : le citoyen américain Vito G. Gallo a poursuivi l’État canadien suite à la Loi sur le lac de la mine Adams du gouvernement ontarien, interdisant que la mine Adams soit utilisée comme site d’enfouissement de déchets.
2008 : Dow AgroSciences dépose une plainte suite à plusieurs mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces de gazon.
2009 : l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite.
2010 : AbitibiBowater avait alors fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydro-électrique. N’acceptant pas la chose, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite, exigeant 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Comment AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, a-t-elle donc pu se présenter comme un investisseur étranger lésé par l’État canadien ? En s’incorporant au Delaware, un paradis fiscal, aux États-Unis.
2010 : la compagnie de cigarettes Philip Morris poursuit l’Uruguay pour ses politiques strictes en matière de tabac.
2012 : l’Australie met en place les paquets de cigarettes « neutres », sur lesquels il est donc interdit d’apposer un logo. Philip Morris intente une poursuite à l’Australie. Craignant la bagarre, David Cameron a alors reporté le débat sur les paquets neutres au Royaume-Uni. Même chose en Nouvelle-Zélande, qui a suspendu son entrée en vigueur.
2012 : la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne quand celle-ci a décidé de renoncer au nucléaire.
2012 : la pharmaceutique Eli Lilly a poursuivi le gouvernement canadien, qui venait d’invalider des brevets pour deux médicaments à la qualité douteuse.
2013 : la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages sous les eaux du fleuve Saint-Laurent.
2017 : le Parlement italien a voté, en janvier 2016, en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rome a oublié que courir le risque de causer une marée noire est désormais inscrit dans les droits fondamentaux des grosses transnationales. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction à Abruzzo, dans l’est de l’Italie. La compagnie avait obtenu en 2015 la première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus de la part des autorités italiennes. Rockhopper Exploration poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante « compensation » financière.
Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Il faut aussi savoir que le Canada en a été la principale cible parmi les pays de l’ALÉNA. Les transnationales sont devenues des organisations parfois encore plus puissantes que les gouvernements, lesquels sont pourtant démocratiquement issus des urnes. Si les volontés et la sécurité des peuples nuisent aux profits des transnationales, on peut d’emblée oublier les premières pour mieux favoriser les seconds. Tout cela est conforme à la doctrine néolibérale la plus élémentaire voulant que l’on doive libérer au maximum la capacité à faire du profit et que cette course effrénée mène à la paix universelle et à l’unification du genre humain. Pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs détiennent une étroite protection légale. Par conséquent, il va de soi qu’on doive désigner aux souverainetés nationales un paramètre d’action précis et limité, et que des mesures disciplinaires soient prévues si elles excèdent les limites imposées.
Aucun mécanisme légal n’inscrit, à l’inverse, le droit des citoyens ou de groupes d’avoir recours aux tribunaux advenant le cas où ils s’estimaient lésés par les comportements des transnationales. Si le système économique mondial dispose déjà d’un fort pouvoir de contrainte, fourni par ses gigantesques ressources financières, les clauses d’arbitrage viennent ajouter les cordes formelles et légalistes à son arc. Il serait temps de mettre fin à l’impunité des transnationales en liquidant pour de bon ce dispositif inique. Dans le cadre des renégociations de l’ALÉNA, pourquoi ne pas en faire un enjeu central ? Cela n’éliminerait pas une telle clause des autres accords, mais un précédent serait créé et il serait difficile de l’envisager dans de futurs traités. C’est peu probable, étant donné la puissance des transnationales aux États-Unis, mais qui ne tente rien n’a rien.
1 On recommandera, à ce sujet : Frédéric Lordon, Les Quadratures de la politique économique, Paris, Albin Michel, 1997.
2 Pour reprendre les concepts de Max Weber, lui qui avait pourtant tenté de définir les conditions de la conciliation du statut de savant et celui de politique.
3 Groupe de négociation de l’Accord multilatéral sur l’investissement, « L’Accord multilatéral sur l’investissement. Projet de texte consolidé », Organisation de coopération et de développement économiques, 24 avril 1998.
4 OCDE, Définition de référence de l’OCDE des investissements directs internationaux. Quatrième édition, Paris, OCDE, 2008, 284 p. (p. 17)
5 Pia Eberhardt et Cecilia Olivet, avec la contribution de Tyler Amos et Nick Buxton, « Les profiteurs de l’injustice : comment les cabinets juridiques, les arbitres et les financiers alimentent un boom de l’arbitrage d’investissement », Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, novembre 2012.
6 Claude Vaillancourt, L’empire du libre-échange, M éditeur, 2014, p. 72.