Automne 2019 – L’art de s’annuler

2019automne250Ce genre de nouvelles revient aussi régulièrement que les pluies d’automne. Les firmes de relationnistes doivent bien faire leur travail : à l’occasion d’un congrès professionnel de bibliothécaires, de documentalistes ou d’un quelconque regroupement de la chaîne du livre, une analyse nous est livrée sur le sort des bibliothèques publiques, sur les statistiques de fréquentation, les habitudes de lecture, etc. Cette fin d’octobre n’a pas fait exception. Cette fois, c’est un sondage commandé par la Fédération des milieux documentaires qui distillait les bonnes nouvelles. Le Devoir en a fait toute une colonne dans son édition du 29 octobre. Les pourcentages avaient l’air de fournir de bonnes nouvelles : les Québécois qui fréquentent les bibliothèques en sont largement satisfaits, 78 % des répondants ont lu au moins un livre au cours de la dernière année, 38 % d’entre eux ont déclaré avoir visité une bibliothèque au cours du dernier mois, etc. Illusion passagère ?

Paul Journet, dans La Presse du même jour, donnait un autre son de cloche et constatait que BAnQ est « notre vaisseau sans vent ». Les constats habituels, plus loin des bonnes nouvelles, sont revenus comme des boomerangs. Le Québec n’a pas comblé ses retards en matière de bibliothèque et de lecture publique, les institutions manquent de livres, etc. Sympathique aux enjeux, Journet ne pouvait s’empêcher de constater que BAnQ ne remplit pas son rôle. Puisant aux métaphores ferroviaires en même temps qu’aux clichés maritimes, il se dégageait de son propos que le navire amiral ne remplissait pas sa fonction de locomotive ! Et l’éditorialiste de se réjouir que la ministre de la Culture ait commandé à une firme de gestion (RCGT) un audit sur la situation de l’institution.

Comme lui, on doit se désoler de ce que les compressions budgétaires lui aient été assénées par au moins trois ministres différents au cours des dernières années. Des ministres qui n’ont laissé aucun souvenir impérissable… mais Journet, comme la ministre Roy elle-même, sans doute, ne voit pas l’incongruité du moyen. Si BAnQ souffre, si les statistiques qu’on dresse sur sa mission sont déprimantes, ce n’est pas parce qu’on lui en demande trop, qu’on se berce d’illusions avec les formules creuses (« faire plus avec moins ») ou que le public la délaisse. La plus grande institution culturelle du Québec souffre du plus grave déficit qui soit : il lui manque l’élan visionnaire.

La naissance de la Grande Bibliothèque, son succès immédiat, la relance des Archives nationales à la suite d’une restructuration, avaient surpris beaucoup de monde. La fierté rôdait. Il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps pour que la rue Berri laisse voir le laid visage des mauvais compromis : le revêtement qui avait été imposé par les comptables du Conseil du Trésor et travestit le projet primé du concours d’architecture a commencé à s’effriter. C’était hautement symbolique et prémonitoire. Fidèle à ce vieux réflexe de perdant qui traîne dans la culture, il fallait bien que quelque chose s’annule.

Heureusement qu’il y a les boiseries à l’intérieur, cela compense, cela console. Mais cela ne suffit pas à faire oublier le vrai scandale : l’indigence mortifère du ministère de la Culture. Le succès a été trop dur à porter pour le gouvernement du Québec. Les ministres successifs n’ont pas été capables de l’assumer. La complaisance a vite pris le dessus, et les résultats encourageants sont peu à peu devenus des signaux pour ne plus bouger, pour se contenter de s’asseoir sur des lauriers en train de faner.

La mission nationale de BAnQ s’est ratatinée. L’institution n’a pas tardé à se faire provinciale, à se voir rétrécir aussi vite que ses horizons. On ne peut que souscrire à l’exaspération contenue de son PDG Jean-Louis Roy. Le Québec mérite mieux. L’institution a largement démontré son potentiel mobilisateur. Il est temps de la raccorder avec ce qu’il y a de meilleur dans sa puissance créatrice.

Mais, hélas ! ce n’est pas aux « gestionneux » des firmes de consultants de réfléchir et de proposer une vision audacieuse au service de la culture, de la mémoire et de la création. Les problèmes de BAnQ lui viennent d’abord de là : l’État du Québec est en lambeaux. L’expertise du ministère de la Culture a été dilapidée, comme dans la plupart des autres. La ministre Roy devrait mobiliser les derniers quarterons de fonctionnaires, en recruter d’autres et les convier à redonner à son ministère la capacité de se montrer à la hauteur des défis contemporains. Il faut que les impulsions viennent de l’intérieur, que l’État le reconnaisse et cesse de se projeter dans le fétichisme managérial. La politique, et à plus forte raison une politique culturelle, est d’abord une affaire de finalité.

Il est inutile d’attendre du futur audit ce qu’il ne pourra pas livrer. L’État du Québec ne peut sous-traiter sa responsabilité. BAnQ a besoin que le gouvernement du Québec cesse de pratiquer l’art de s’annuler en faisant primer les moyens sur les fins. Il doit réapprendre que le succès institutionnel a des exigences en matière de suite dans les idées. Un gouvernement qui se targue de donner une place centrale aux dimensions identitaires devrait savoir que cela lui fait l’obligation de placer la culture au sommet de ses priorités et de la servir avec l’audace qui a permis au peuple québécois de se donner une présence originale dans le monde.

Archiver, numériser, promouvoir, stimuler, ces dimensions de la mission de la BAnQ ne trouveront leur sens que dans le projet de porter le Québec plus haut, plus loin. Cela suppose d’en finir avec l’art de s’annuler.

Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture